AFRIQUE PLURIELLE

Marc Augé

AFRIQUE PLURIELLE

(articolo pubblicato in “Archeologia Africana – Saggi Occasionali” 2010-2011 numero 16/17)

On ne peut parler d’un continent en utilisant l’article défini qu’en s’exposant à énoncer des généralités vides ou des évidences discutables. S’agissant de l’Afrique, cet usage de l’article défini a été encouragé par une vision coloniale intellectuellement dominatrice. Ainsi les objets que repéraient et parfois collectaient les voyageurs, les administrateurs, les ethnologues et les esthètes ont-ils pu être considérés comme l’expression indifférenciée d’une «culture» africaine qui se laissait décomposer éventuellement en «sous-cultures» «ethniques». L’existence de ces objets, à elle seule, a pu encourager une vision éventuellement admirative de l’Afrique («Civilisés jusqu’à la moelle des os», pour reprendre la formule de Frobenius), mais d’une Afrique pensée comme plus ou moins homogène et produisant de l’art comme la nature produit des fruits.

Cette vision a bien évolué : la diversité politique, historique et culturelle du continent africain a été progressivement mise en évidence. Des petits groupes nomades aux grands empires, toutes les expériences politiques ont été présentes sur le continent africain. L’ancienneté des contacts avec l’extérieur est un fait établi. Ainsi l’influence ancienne de l’islam a-t-elle été repérée dans des sociétés que l’ethnologie avait été d’abord considérée comme préservée de tout contact extérieur, par exemple la société dogon. Dans le domaine de la culture matérielle et de l’art, l’existence de sculpteurs distincts les uns des autres, identifiés et appréciés, avec chacun sa manière propre, est aujourd’hui reconnue.

L’existence des musées d’ethnographie a toutefois souvent pour effet de nous habituer à une vision à la fois globale et réductrice du continent africain en exposant des objet sans toujours parvenir à faire le départ entre leur intérêt documentaire (par exemple leur fonction ou leur signification religieuse) et leur qualité artistique (elle-même appréhendée à partir de critères aussi hétéroclites que la rareté, l’ancienneté, la matière ou la forme). Je mets au défi le visiteur du Quai Branly de pouvoir appréhender quelque chose de la diversité africaine à partir de ce qui est expose dans ses vitrines, pourtant très riches.

Enfin il ne faut pas confondre pluralité et diversité. Quand je parle d’Afrique plurielle, je ne veux pas dire qu’il n’y a pas des références symboliques globales qui traversent ou transcendent la diversité empirique des systèmes. Tout au contraire. J’ai travaillé d’abord en Côte d’Ivoire dans la région lagunaire. Tout autour de la lagune Ébrié vivaient des petits groupes de quelques milliers d’habitants qui avaient chacun leur langue, leur mode de filiation, leur manière d’organiser les classes d’âge, etc… Il n’empêche que les populations lagunaires dans leur ensemble partageaient des références historiques et culturelles qui les distinguaient globalement d’autres groupes de Côte d’Ivoire. Nous sommes plutôt dans une progression de type «segmentaire», pour reprendre une expression utilisée par l’anthropologie britannique. Ainsi, bien que les «prophètes-guérisseurs» ivoiriens apparus au début du siècle prétendissent œuvrer pour l’Afrique dans son ensemble, leur clientèle, pour diverse qu’elle fut, comportait très majoritairement des ressortissants de la zone lagunaire. Mais en changeant d’échelle, on pourra constater que le phénomène du prophétisme comme réaction à la colonisation, sous des formes variables, s’est manifeste à peu près à la même époque dans des régions aussi éloignées que la Côte d’Ivoire, le Congo ou l’Afrique du Sud.

Parlant d’Afrique plurielle, je ferai donc moins allusion à la diversité incontestable de ses régimes politiques ou de ses systèmes de filiation, qu’à la pluralité interne à chacun d’eux. Ce que partagent toutes les sociétés africaines, c’est l’art de décliner la pluralité sous toutes ses formes. Cet art est inséparable d’une certaine plasticité et d’un sens de l’adaptation qui leur donne une dimension exemplairement historique.

Pluralité des dieux

Les dieux africains sont pluriels en plusieurs sens. Tout d’abord ils composent des panthéons très riches. J’avais été frappé en arrivant au Togo et déjà en consultant les ouvrages des principaux ethnologues de la région du golfe de Bénin (de Maupoil à Verger en passant par Herskovitz) par la ressemblance des divers panthéons (eux-mêmes très proches les uns des autres) avec le panthéon grec, mieux vaudrait dire d’ailleurs : avec les panthéons grecs car dans la Grèce classique comme en Afrique il y avait à la fois une grande diversité régionale des panthéons et une non moins grande proximité entre les diverses figures divines et les systèmes de relation qui, en chaque occurrence, les reliaient les unes aux autres. Chaque figure divine exprime une dimension naturelle comme le ciel, le tonnerre, la mer ou le soleil, elle exerce à ce titre des fonctions particuliers (en ce sens les dieux sont plutôt des puissances que des personnes, pour reprendre la formule que Vernant applique aux dieux grecs) mais elle est reliée aux autres par des liens de parenté ou d’alliance qui peuvent varier selon les endroits ou selon les informateurs mais qui sont toujours reconnus et réaffirmés. Les figures peuvent en outre s’agglutiner le unes aux autres, additionnant par exemple un principe mâle et une principe femelle ; sur certaines figures les deux dimensions se confondent et l’ambiguïté se substitue à l’ambivalence. Cela n’empêche pas chaque dieu d’avoir un nom propre et d’être à ce titre l’objet de récits mythiques qui content sa naissance ou telle péripétie de son existence.

Matériellement les dieux portant le même nom sont légion. Leur image est façonnée par un artiste et souvent les éléments des trois règnes qui entrent dans leur composition sont glissés à l’intérieur de la statue d’argile ou de bois qui implique leur présence réelle. L’autel religieux qui s’organise autour de cette présence est réputé avoir plus ou moins de force en fonction du prêtre qui en a la charge, de l’assiduité des desservants et aussi, comme les saints catholiques assignés à tel ou tel lieu particulier, en fonction de ses qualités spécifiques propres.

Pluralité de la personne

La littérature sur la notion de personne en Afrique Noire est particulièrement riche. Cette richesse ne tient pas seulement à la curiosité des ethnologues, mais au fait que pratiquement toutes les cultures africaines ont accordé une importance systématique aux influences qui peuvent s’exercer d’individu à individu et élaboré des représentations de l’appareil psychique qui partagent au moins deux caractères : le psychisme n’y est pas coupé de la matérialité du corps et il est composé de plusieurs éléments ou instances, dirait-on en langage freudien. C’est ainsi que dans les groupes d’origine akan deux éléments sont plus particulièrement mis en valeur, l’un plus proche de la notion d’identité, l’autre de celle de relation ou d’influence. Ce second élément est censé défendre le premier d’éventuelles attaques ou s’attaquer lui-même à ce premier élément dans la personne d’un autre. Il est désigné dans plusieurs groupes par un terme qui s’applique aussi au sang, cependant que le premier est désigné par le terme qui signifie l’ombre portée de l’individu. Dans les diverses anthropologies locales, d’autres éléments entrent en jeu, mais l’expression d’un principe identitaire et d’un principe relationnel est constante, de même que la double équivalence entre corps et esprit d’une part, entre l’instance et son pouvoir d’autre part.

Cette pluralité s’exprime dans les conceptions de l’hérédité qui varient évidemment d’un groupe à l’autre, mais qui sont toujours extrêmement détaillées et raffinées, reposant sur des faits d’observation comme la ressemblance des traits ou du caractère. Il faut d’ailleurs remarquer que, de ce point de vue, toutes les dimensions sociales sont prises en considération et que le principe d’unifiliation est donc, dans une certaine mesure, toujours relativisé. Dans les groupes matrilinéaires dans lesquels j’ai travaillé, un rôle important était dévolu au père et à la parenté paternelle entendue comme le matrilignage du père, mais le nom et certains pouvoirs se transmettaient dans la ligne agnatique (père, père du père, etc…). Cette complexité trouve une expression spatiale dans les règles de résidence propres aux sociétés dites «dysharmoniques» dans lesquelles il n’y a pas symétrie entre la règle de filiation et la règle de résidence, par exemple dans le cas où coexistent une filiation matrilinéaire et une résidence patrilocale.

Les généalogies royales ouvrent un champ plus large à la mémoire généalogique et nous pouvons suivre sur l’exemple des dynasties des royaumes Fon du Bénin, patrilinéaires, le retour du djoto, composante principale de la personne qui se réincarne dans la ligne agnatique toutes les deux ou trois générations. Ce principe du retour partiel relativise évidemment l’opposition entre passé et présent ou mort et vie, aussi bien dans les sociétés lagunaires de Côte d’Ivoire que dans les sociétés du sud Togo où l’on cherche sur le corps de chaque nouveau-né la trace du principe ancestral qui s’y est réinscrit.

Pluralité de l’immanence

L’expression «pluralité de l’immanence» peut surprendre. La vision immanente propre à l’Afrique polythéiste semble plutôt procéder en effet d’une conception unitaire du réel pour laquelle le corps ne s’oppose pas plus à l’esprit que l’événement à la structure, l’un au multiple, l’intention à l’action ou la vie à la mort. Mais justement c’est la pluralité interne des personnalités humaines et divines qui permet de jouer avec le principe de contradiction et de passer sans rupture du différent au semblable ou de l’autre au même et inversement. Je prendrai deux exemples pour illustrer cette affirmation.

Le premier exemple a trait au statut de l’événement. Dans toutes les sociétés du monde, l’événement fait problème. Le paradoxe qui s’y attache c’est qu’il nécessite un «traitement» rituel aussi bien lorsqu’il revient régulièrement (comme les saisons) que lorsqu’il surgit à l’improviste, comme une maladie ou une épidémie.

Dans le premier cas, on semble vouloir s’assurer que l’événement surviendra bien au moment prévu (le caractère cyclique du calendrier agricole n’empêche pas, au contraire, le sens des échéances). Dans le second cas, il s’agit d’interpréter le malheur inattendu pour réduire sa part apparente de contingence et, en quelque sorte, le rabattre sur la structure. Le fait que dans les sociétés africaines on y réussisse au moyen de ce que l’anthropologie médicale a appelé «étiologie sociale» me paraît exemplaire de ce que je me suis risqué à nommer pluralité de l’immanence. Dans un groupe matrilinéaire, par exemple, pour expliquer la mort d’un individu on mettra d’abord en cause un représentant de son matrilignage, mais si pour une raison ou pour une autre l’accusation n’aboutit pas, elle pourra se retourner contre son père, dont on mettra en cause le pouvoir de malédiction, ou contre n’importe quel autre membre de son entourage, les «sorciers» étant supposés pouvoir, comme dans un film d’Hitchcock, échanger leurs crimes, ou encore contre le mort lui-même, supposé s’en être pris à plus fort que lui. Dans un group patrilinéaire, l’ordre des hypothèses sera différent, mais toute la gamme des possibilités pourra aussi éventuellement être testée. Toujours l’affrontement des parties en présence passe par une épreuve de force et un art rhétorique dont la syntaxe est une extrapolation de la pluralité de la personne.

Lorsque la gravité de l’événement est telle qu’il semble mettre en cause plus qu’une responsabilité individuelle (mort d’un roi, sécheresse, épidémie…), l’enquête ne suffit pas : une négociation avec les puissances supérieures s’impose et elle prend le plus souvent la forme d’une ritualisation « dos au mur » qui fait intervenir une pluralité d’acteurs, au besoin en inversant leurs rôles respectifs comme pour souligner dans une brève parenthèse l’arbitraire de l’ordre habituel. Il existe une littérature très riche sur les rites d’inversion en Afrique Noire. Ceux-ci sont plus particulièrement remarquables par deux aspects : ils mobilisent toute la société et comportent des éléments narratifs virtuellement subversifs qui expriment le côte «limite» des situations pour le traitement desquelles on y a recours.

Dans le groupe Mina du Togo, c’était un collège de femmes sélectionnées par un vodun à l’occasion d’une crise de possession qui était en charge du traitement des épidémies de variole : elles présentaient au vodun de la variole, Sakpata, toutes les nourritures qui lui étaient interdites. Ces femmes dites femmes d’Avlekete étaient en quelque sorte des spécialistes de l’inversion puisque elles mimaient la masculinité, quotidiennement ou à l’occasion de cérémonies particulières, notamment au moment des changements de saisons, sous les formes les plus crues (maniant de grands phallus de bois) et les plus cruellement humoristiques (caricaturant très efficacement les comportements des hommes, leur suffisance et leur machisme). Avlekete est dans la mythologie identifiée à l’écume de la vague et apparentée à d’autres vodun. C’est donc bien l’ensemble des rapports en jeu dans la vie sociales (entre genres, entre hommes et dieux, entre société et nature) qui était mis en scène à l’occasion de l’épidémie de variole.

La parole joue un rôle éminent au cours de ces rites et elle peut prendre une forme explicitement narrative. Par exemple, à propos du changement de régime alimentaire propose par les femmes d’Avlekete au vodun de la variole, Sakpata, on raconte en souriant que celui-ci, écœuré a la vue de tout ce qui lui est interdit, s’enfuit en emportant avec lui le mal auquel il s’identifie mais que, comme Apollon, il est pour cette raison même le seul à pouvoir faire disparaître.

S’amorce donc à cette occasion un récit qui met le dieu à distance et envisage le moyen de le tromper et d’en triompher. On pense à Benjamin et à son analyse du conte comme le premier moyen inventé par l’homme pour sortir du «cauchemar mythique» et maîtriser les figures terrifiantes qui le hantent. On pourrait en dire autant des commentaires que font les acteurs de tous les rites d’inversion. Pensons aux insultes qu’adressent au cadavre du roi défunt, dans les royaumes agni, les descendants d’esclaves auxquels on fait semblant de confier le pouvoir pendant la période de l’interrègne. Leurs propos démontrent, au même titre que ceux des prêtresses d’Avlekete à l’égard des hommes, que personne n’est dupe des ruses du pouvoir ou de la domination. Cette mise en dérision, qui a tout d’une mise en cause, peut s’appliquer aussi bien aux dieux lorsqu’ils sont jugés responsables des malheurs qui peuvent accabler les hommes.

Un deuxième exemple a trait aux phénomènes de possession. On en rend compte généralement en rappelant la métaphore utilisée localement du cheval et de sa monture. Mais des exégètes avisés ont proposé à Bernard Maupoil au Bénin et à Michel Leiris en Éthiopie une interprétation qui ouvre d’autres perspectives. Au Bénin, Gedegbe, ancien devin de Béhanzin, avait déclaré à Maupoil que, en vérité, le vodun était déjà présent dans le rein de celui qu’il possédait et qu’au moment de la possession il lui montait à la tête. En Éthiopie, un informateur confiait à Leiris que ceux qui étaient possédés par plusieurs zar cumulaient des cartes d’identité et que, en chaque occurrence, c’était le cavalier qui ressemblait à sa monture et non l’inverse. La possession n’était donc pas une dépossession mais l’affirmation et le dévoilement d’une identité renforcée. Ces remarques peuvent être mises en relation avec ce que l’on sait par ailleurs des représentations de l’hérédité, pour lesquelles des éléments de la personnalité individuelle se redistribuent dans diverses directions au moment de la mort, certains d’entre eux se réinscrivant dans la filiation. Si l’on prête attention, en outre, au fait que les dieux du type vodun sont presque toujours présentés comme d’anciens hommes, des ancêtres, on peut en conclure que c’est le rapport entre morts et vivants, dieux et hommes, individus et collectivités qui est incessamment remis en jeu dans chaque épisode de la vie rituelle de tous et de chacun sous tous ses aspects, de la naissance à la mort en passant par l’initiation.

Je ne prétends pas conclure l’analyse de certains groupes à celle de l’Afrique en général ; ce serait d’autant plus vain que la pression de l’histoire bouscule depuis longtemps les constituants de la pluralité dynamique dont j’ai essayé de rappeler quelques traits. Mais la richesse des représentations de cette pluralité, constitutive de la personne individuelle, et sa relation étroite avec l’appareil rituel consacré à la gestion de l’événement sont particulièrement remarquables sur le continent africain, et elles sont encore à l’œuvre dans les diverses réactions dites «syncrétiques» à l’épreuve de la colonisation, du pouvoir blanc et éventuellement du pouvoir national. C’est d’ailleurs cette solidité symbolique et structurale dont on peut repérer la trace outre atlantique. Ceux des dieux d’Afrique qui s’y retrouvent, éventuellement sous un autre nom, appartenaient aux panthéons de régimes politiques très structurés, comme les royaumes fon ou yoruba, et, en outre, comme le Legba du Bénin, y exerçaient les fonctions symboliques essentielles qui s’attachent aux notions de rencontre, de carrefour, de seuil et de frontières.

Les objets cultuels qui sont associés aux rites que je viens d’évoquer n’ont pas encore le statut de ruines, c’est-à-dire de traces éparses perdues dans le temps entre plusieurs histoires. Les cultes en question n’ont pas tous disparu. Là où ils ont disparu, ils ne sont pas toujours oubliés et c’est un aspect important de la pluralité africaine que cette fidélité inégale et partielle à des traditions ancrées dans une vision immanente du monde, de la vie et de l’homme. Peut-être demain dans une vision réussira-t-elle à donner un style original à la vie culturelle et politique des démocraties qui essaient de se construire en Afrique. Il serait essentiel, de ce point de vue, qu’elle réussisse à échapper aussi bien aux récupérations médiatiques avides d’images à consommer de suite qu’aux prosélytismes monothéistes toujours tentés par la colonisation des âmes.